Publié sous l'égide de The British Psychoanalytical Society

INFOS

Comité de rédaction

Rédactrice responsable
Céline Gür Gressot (Suisse)

Secrétaire
Maria Odone (Suisse)

Membres
Laurence Bittar-Fulpius (Suisse)
Drina Candilis-Huisman (France)
Jenny Chan (France)
Fanny Glauser-Kramer (Suisse)
Luc Magnenat (Suisse)
Marie-Pascale Paccolat (Suisse)
Régine Prat (France)
Jean-Michel Quinodoz (Suisse)
Anne Rilliet Howald (Suisse)
Muriel Rozenberg (Belgique)
Michel Sanchez-Cardenas (France)

Site de L’Année Psychanalytique Internationale :

www.theijp.org/annual-french/

Prochain numéro

mai 2026
aux Edition In Press

Publié avec le soutien du Centre National du Livre


  A PROPOS DE GESTES BRUTAUX :
TRAUMATISME, DESTRUCTION
ET FORMES DE MALADIES PSYCHIQUES

Article paru sous le titre :
On Brutal Gestures: Trauma, Destruction, and Forms of Mental Illness
Int.J.Psychoanal, (2023) 104: 122-136.
Traduit par Laurence Bittar-Fulpius, relu par Marie-Pascale Paccolat.


 

Nelson Ernesto COELHO Juniora, Eugénio CANESIN DAL MOLINb
et Renata UDLER CROMBERGb

A: Université de Sao Paulo, Sao Paulo, Brasil; B: Département de Psychanalyse, Inst. Sedes Sapientiae;
COGEAE/PUC-SP; Groupe de recherche brésilien Sandor Ferenczi, Sao Paulo, Brésil
Rua Oscar Freire, 1513/92, CEP 05409-010, Sao Paulo, Brésil
eecdm@yahoo.com.br

 

VERSION PDF POUR IMPRESSION

 

 

Résumé :

L’écrivain tchèque Milan Kundera raconte plus d’une fois une expérience vécue au cours de ses années de vie sous un régime autoritaire. Il s’agit du souvenir d’un violent fantasme de viol, dans lequel sont mêlées libido et destruction. À partir de ce souvenir et du récit qu’il en a fait, nous présentons deux formes de mala- dies psychiques (par activation et par passivation) et les mettons en relation avec le modèle élaboré par André Green pour réfléchir aux états dépressifs à l’aide du concept de passivation. La première forme de maladie psychique, par activation, est le résultat d’une défense active trop efficace contre l’anxiété. La seconde forme, par passivation, est une réaction paradoxale à l’agonie suscitée par les états psychiques mortifères. Arguant que cette seconde forme de maladie psychique est fréquem- ment identifiée chez des individus au cours de périodes de changement politique, nous considérons que l’intrication des pulsions destructrices et libidinales, même lorsqu’elle génère des fantasmes ou des gestes brutaux, peut se révéler comme le surgissement d’une tentative épisodique de défense active au sein d’une prédomi- nance de passivation engendrée par la détresse post-traumatique.

 


Afin d’introduire ce qui suit, il est important de présenter en premier lieu un trio de concepts que nous explorerons dans cet article, en nous appuyant sur les travaux de Green : activité, passivité et passivation. Dans un texte écrit en 1999, « Passivité-passivation : jouissance et détresse », Green relève que Freud a changé de paradigme en ce qui concerne l’activité psychique. Au début de l’œuvre de Freud, le modèle de l’origine de l’activité psychique était la satisfaction hallucinatoire du désir et son lien aux forces pulsionnelles. Dans ce premier modèle, l’activité était liée à la mas- culinité phallique et contrastait avec la passivité féminine. Plus tard, en décrivant un état de détresse, Freud a introduit un modèle dans lequel la satisfaction hal- lucinatoire du désir « est non seulement totalement inopérante, mais impossible » (Green, 1999, p. 1588). Green suggère que le terme « passivation » pourrait être plus à même de désigner le désespoir lié à la détresse psychique du bébé. Il explique que la passivation dénoterait ainsi un état d’impuissance, la perte de l’omnipotence et de l’illusion, telle que conceptualisée dans l’œuvre de Winnicott, et « l’impossi- bilité de changer le cours des choses » (Green, 1999, p. 1589). Nous pourrions donc parler d’une « passivité-détresse » en contraste avec une « passivité-jouissance », où ce qui est en jeu dans cette dernière est une manière d’obtenir du plaisir. Par conséquent, la notion d’activité aurait besoin d’être redéfinie.

Nous pouvons à présent, et pour commencer, prendre un point de vue différent et plus illustratif, une expérience d’exclusion politique.

 


Enthousiasme et agonie2

C’était l’année 1948. Edvard Beneš était revenu d’exil pour être président de la Tchécoslovaquie après la fin de la Seconde Guerre mondiale et était soumis à des pressions internes et externes. Conscient de la tension populaire croissante qui pouvait dégénérer en guerre civile et de la présence de troupes soviétiques concentrées aux frontières du pays, Beneš accepta « les propositions de Gottwald [conformes aux intérêts soviétiques] pour une nouvelle administration » (Crampton 1997, p. 238)3. Dans Le livre du rire et de l’oubli, l’écrivain tchèque Milan Kundera (1985) raconte qu’il faisait partie des jeunes qui faisaient des rondes de joie dans la rue après le triomphe des communistes dans son pays. L’image de la ronde enthou- siaste et ravie est une représentation du sentiment de faire partie de quelque chose, d’appartenir au groupe, d’être en accord avec ceux qui s’y trouvent. Alors que beaucoup « s’étaient réfugiés à l’étranger », écrit Kundera, « je tenais par la main ou par les épaules d’autres étudiants communistes » (1985, p. 113).


image

  • Cet article est le résultat d’un travail collectif de recherche et de rédaction. Une version plus courte a été publiée pour la première fois en 2019, en portugais : Sobre os gestos brutais: o trauma, a destruição e as formas de adoecimento psíquico. Jornal de Psicanálise 52 (96): 197-211, et plus tard, en 2020, en italien : Gesti brutali: trauma, distruzione et dolore psichico. Frontiere della psicoanalisi 1/2020 : 27-40

  • N.D.T. : traduit par nous-même.


    Les purges qui suivirent les célébrations festives furent cathartiques pour certains, mais aussi brutales, et visèrent des membres du parti au pouvoir et d’autres groupes spécifiques. Décrivant ce qu’il vivait, Kundera écrit : « Puis, un jour, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas dire, j’ai été exclu du parti et j’ai dû sortir de la ronde. » (1985, p. 114) À l’enthousiasme et au sentiment d’appartenance et de protection, succéda quelque chose qui était de l’ordre de l’agonie :

    « C’est alors que j’ai compris la signification magique du cercle. Quand on s’est éloigné du rang, on peut encore y rentrer. Le rang est une formation ouverte. Mais le cercle se referme et on le quitte sans retour. … Pareil à la météorite arrachée à une planète, je suis sorti du cercle et, aujourd’hui encore, je n’en finis pas de tomber. Il y a des gens auxquels il est donné de mourir dans le tournoiement et il y en a d’autres qui s’écrasent au terme de la chute. Et ces autres (dont je suis) gardent toujours en eux comme une timide nostalgie de la ronde perdue… » (1985, p. 114)4

    Dans les années qui suivirent, le pays bénéficia d’une situation économique relativement meilleure que celle de certains de ses pairs sous le manteau sovié- tique, mais il se trouva bientôt empêtré dans des difficultés de synchronisation avec Moscou, et dans des problèmes internes qui allaient du traitement politique donné à la Slovaquie à des désaccords sur des politiques sociales spécifiques (Crampton, 1997). En 1968, le Slovaque Alexander Dubček, un membre du parti depuis 1962, accéda au pouvoir et initia une série de réformes. Un « programme d’action » fut publié le 5 avril. Il contenait des indications pour le secteur économique, pour la politique étrangère, pour la fédération, pour le rôle de dirigeant du parti, et il pro- mettait : « une liberté totale d’expression, de débat et d’association, et la fin des arrestations arbitraires » (Crampton, 1997, p. 328)5. Même si elle n’était pas totale, la diminution de la censure et du pouvoir de contrôle du gouvernement (et du parti) permit un discret vent d’enthousiasme, une ouverture au changement et la critique, qui prirent forme dans l’article « 2000 mots » de Vaculík, publié le 26 juin par certains journaux (Crampton, 1997).

    Alors que Dubček et une partie des forces politiques du pays se consacraient à ces réformes, les dirigeants de l’Union soviétique, de la Hongrie, de la Pologne, de la République démocratique allemande et de la Bulgarie se réunirent le 14 juillet à Varsovie pour évaluer ce qui se passait en Tchécoslovaquie. Ils condamnèrent la situation et exigèrent l’arrêt du programme de réformes.

    Dubček refusa et fut convoqué à Moscou pour négocier. Nouveau refus. Il exigea que la rencontre et la discussion aient lieu sur territoire tchèque. Une première rencontre tendue eut lieu à Čierná nad Tisou, à la frontière. Une deuxième rencontre, le 3 août à Bratislava, aboutit à une déclaration qui inquiéta les réformistes. En substance, celle-ci protégeait les bases du régime dans leur forme orthodoxe, et les dirigeants recommandaient l’entraide entre les pays pour maintenir une société socialiste dans les pays respectifs (Crampton, 1997).

    La période réformiste, le « Printemps de Prague », s’acheva par l’arrivée d’une « aide » militaire étrangère dans la nuit du 20 au 21 août. C’était une invasion pré- ventive, mais non moins brutale, qui allait réorganiser les réunions et les rondes joyeuses. Les processus de réhabilitation des exclus ou de ceux qui étaient consi- dérés comme des traîtres, qui avaient débuté peu de temps auparavant, furent inter- rompus lorsque « […] les chars russes ont fait irruption en Bohême et aussitôt des dizaines de milliers de gens ont été à leur tour accusés d’avoir trahi le peuple et son espérance, quelques-uns ont été jetés en prison, la plupart ont été chassés de leur travail et, deux ans plus tard…, l’un de ces nouveaux accusés (moi) a tenu pendant douze mois une rubrique d’astrologie dans un illustré destiné à la jeunesse tchèque. » (Kundera, 1985, p. 118)

    La vague initiale d’enthousiasme et le sentiment d’appartenance à l’heureux cercle se terminent par deux fois pour Kundera : en 1948 et, plus tard, au cours de la période post-1968. L’enthousiasme qui tourne court et la sensation de tomber continuellement font suite à ces expulsions. Se soumettre à la force et à la brutalité, trouver des moyens de survie clandestins, s’habituer à l’absence d’enthousiasme et à l’exclusion d’un environnement accueillant et réceptif, tout cela semble nécessaire. Avant de poursuivre un peu plus longtemps en compagnie de Kundera et suivre certains détails singuliers de sa trajectoire descendante – qui eut, néanmoins, des sursauts de réaction active – nous souhaitons introduire les éléments que nous uti- liserons pour une lecture proprement psychanalytique de ce mouvement d’enthousiasme suivi d’exclusion et d’agonie, et de ses effets.

    Matrices de maladie dues à l’activation et à la passivation

    Notre discussion s’appuiera sur la proposition (Figueiredo, Coelho Junior, 2018) de l’existence de deux matrices de base dans la pensée psychanalytique sur la maladie psychique : la matrice freudo-kleinienne (des maladies par activation, centrées sur les défenses face à l’angoisse), et la matrice ferenczienne (des maladies dues à la passivation, centrées sur l’agonie dans des états psychiques mortifères, établies lors de traumatismes très précoces).

    La psychanalyse dite contemporaine est renommée, dans cette conception (Figueiredo, Coelho Junior, 2018), psychanalyse transmatricielle. Ainsi, dans la perspective transmatricielle, la psychanalyse d’aujourd’hui croise des modèles dans la pratique et la théorie psychanalytiques : par exemple, le modèle de la pulsion et de l’objet, les dimensions intrapsychiques et intersubjectives, le problème du désir, des conflits et des déficits d’un côté, et les effets des expériences de détresse et de dépendance de l’autre. Tous ces pôles apparaissent de manière articulée dans la psy- chanalyse qui s’est développée au cours des dernières décennies du siècle dernier et des premières décennies de celui-ci (Alvarez, 1992, 2012 ; Green, 1974, 1976, 1980, 1988, 1990, 1993, 2002 ; Roussillon, 1999 ; Ogden, 1986, 1989, 1994, 2005). Nous verrons brièvement comment cela fonctionne dans la pensée de Green.

    Les travaux de Thomas H. Ogden sont un bon exemple de pensée psychana- lytique transmatricielle, et sa démarche clinique est proche des deux matrices. À partir de la matrice freudo-kleinienne, en passant par l’influence de Bion, nous voyons comment l’interprétation peut fonctionner comme un moyen de désactiver les défenses (Levine, 2011). À partir de la matrice ferenczienne, et via l’influence de Winnicott, nous trouvons ses stratégies de vitalisation et la thèse selon laquelle la rupture du lien primaire entre un bébé et sa mère, un effondrement précoce ou une défaillance (qui a déjà eu lieu), a un caractère universel (Ogden, 2014). L’issue de cet effondrement ou de cette défaillance, consistant ou non en une expérience traumatique, repose sur la capacité de l’environnement à maintenir la présence, à contenir, à être une compagnie vivante pour le sujet.

    La transition de la période des écoles postfreudiennes prédominantes (kleinienne, lacanienne et de la psychologie du Moi) à la période transmatricielle a été rendue possible par l’union d’un représentant de chacune des matrices, en l’occurrence Bion et Winnicott, considérés comme fondamentaux, de manière différente, par les principaux auteurs transmatriciels.

    Une caractéristique fondamentale de la matrice freudo-kleinienne est de pointer le problème des maladies psychiques en se concentrant sur les expériences d’angoisse et les formes actives de défense psychique. Dans cette matrice, il sera essentiel d’analyser les processus de formation de l’angoisse et leurs configurations, ainsi que les mécanismes de défense qu’ils déclenchent, en montrant comment, para- doxalement, les maladies apparaissent non pas en raison de l’échec des défenses mais, au contraire, en raison de leur « succès », coûteux en termes de souffrance psychologique.

    De plus, l’exploration clinique et théorique des états d’angoisses primitives et des défenses tout aussi radicales avant la complète différenciation entre le ça et le moi, et par conséquent avant la formation du moi, fut la contribution la plus significative de Melanie Klein à notre compréhension des maladies psychiques. Nous savons par des développements ultérieurs, comme ceux de Bion, que l’un des destins de cette matrice pour penser les états mélancoliques, est de les considérer comme une mesure défensive face aux menaces de la détresse originelle (Delouya, 2002).

    La matrice ferenczienne est née comme une position complémentaire à la pré- cédente, et n’a pas été capable d’occuper une position centrale dans le champ psychanalytique. Toutefois, même dans sa position relativement discrète, elle est indispensable pour penser certaines formes de maladie psychique qui ne semblent pas s’insérer adéquatement dans les limites de la matrice freudo-kleinienne. Dans ces modalités de la maladie psychique, l’interruption des processus de santé est encore plus précoce et plus radicale que celle observée dans la matrice freudo-klei- nienne. Ce qui est fondamental dans ce nouveau contexte, c’est la reconnaissance de « traumatismes précoces », expériences de rupture qui produisent un véritable anéantissement des capacités de défense et de résistance.

    Les angoisses ne se forment même pas ; elles sont d’emblée empêchées d’émerger par une véritable extinction des zones de la psyché qui meurent, ou plutôt se laissent mourir, dans un processus que Ferenczi (1921) appelle autotomie. Cependant, le concept de « traumatismes précoces » est aussi opérationnel et déterminant en dehors d’une lecture qui considère le terme « précoce » exclusivement pour qualifier ce qui se produit durant les premières étapes de formation de la psyché. Nous reviendrons sur ce problème plus loin.

    Dans la matrice ferenczienne, au lieu d’angoisse il faut parler d’agonie, un terme proposé par Ferenczi dans un texte de 1931 (p. 108), repris ensuite par Winnicott, et qui semble approprié pour décrire ce qui précède et anticipe l’expérience de la mort chez le mourant, sur le point de s’abandonner à la non-existence. Si l’on peut penser à l’angoisse comme à un phénomène de vie (vie troublée par les pulsions et les affects, les impressions sensorielles et l’immense souffrance qu’elle apporte), l’agonie est, quant à elle, un phénomène de mort, de mort précoce, ou un état de mort imminente qui n’en finit pas, comme suggéré par Ferenczi dans son Journal clinique (1932).

    Nous savons que le développement de cette matrice amènera, par exemple avec Winnicott, la reconnaissance d’une forme d’états dépressifs par passivation, déterminés par une rupture très précoce de l’unité bébé-environnement, qui génère un traumatisme précoce et une détresse post-traumatique. La référence est ici la privation causée par l’environnement, défaillant de manière récurrente à répondre à la demande du bébé, qui finit par laisser ce dernier dans un état passif de déso- lation et d’abandon sans fin, c’est-à-dire un état de mort imminente qui n’en finit pas, proposé par Ferenczi. Le mouvement est analogue à ce que Kundera raconte à propos de ses expulsions : le cercle d’enthousiasme collectif, capable de fournir ce qui est nécessaire, cesse d’être accueillant, de répondre, et exclut. Si nous considé- rons comme étant traumatique toute exclusion du champ des relations dans lequel il y a un échange d’investissements entre l’individu et l’environnement, l’état post- exclusion peut alors être similaire aux états dépressifs passifs qui impliquent une détresse post-traumatique, ce que Green a nommé « passivation » (1999, p. 1587).

    États de dépression par passivation

    Dans cette perspective, nous pouvons à présent nous intéresser aux modalités transmatricielles avec lesquelles Green aborde le thème général des états de mélan- colie et de dépression par passivation dans son travail théorico-clinique. La pensée de Bion, ainsi que celle de Winnicott, sont centrales dans ses constructions concernant les formes de souffrance psychologique qui nous intéressent. Green se rapproche de la matrice freudo-kleinienne lorsqu’il parle des états dépressifs comme étant des défenses actives face à la violence de la menace d’anéantissement, générant l’immobilité dépressive. Dans ces moments, il se réfère principalement aux idées de Bion. Et il y a des moments où Green, plus proche de la matrice ferenczienne et soutenu par Winnicott, met l’accent sur le sentiment de détresse généré par la défail- lance de l’objet primaire qui « avait été [enterrée vive] » (Green, 1980, p. 235), et par des formes de dépossession du moi, qui « l’aliène à une figure irreprésentable » (Green, 1980, p. 234).

    Comme nous le savons, Green (2002) a souligné plus d’une fois le gain théorique qu’il y aurait à formuler l’hypothèse d’une pulsion de destruction à dominante auto- destructrice qui le conduirait jusqu’à la suppression de l’expression « pulsion de mort ». Ce faisant, il cherche à remplacer la notion de Freud selon laquelle la mélan- colie est une « pure culture » de la pulsion de mort, par l’idée que c’est la pulsion de destruction qui génère la condition de l’état mélancolique Cet état serait le résultat, chez quelqu’un qui n’est plus lui-même puisque son existence et sa douleur sont confondues, d’une tentative de faire cesser la souffrance. Par ailleurs Green propose que la fonction de l’objet (c’est-à-dire d’un autre sujet), dans les processus psy- chiques primaires, devrait être de favoriser l’intrication entre libido et destructivité. Il soutient que lorsque ceci n’est pas effectif, un espace s’ouvre pour de la destruc- tion pure.

    En 1973, dans le livre qu’il a écrit avec Jean-Luc Donnet, L’Enfant de ça – psychanalyse d’un entretien : la psychose blanche, Green fait une première avancée vers des idées qui seront centrales dans ses réflexions et qui indiquent l’existence d’états psychopathologiques dans lesquels prédomine l’« affect blanc », c’est-à- dire un trou dans la psyché, un esprit vide et le sentiment de l’effondrement du corps. La prédominance de l’« affect blanc » témoignerait d’un effondrement, d’un renoncement à vivre et d’une anesthésie à la douleur d’attendre : prototypes de la forme défensive de certaines dépressions dans lesquelles une stagnation affective est perçue avec un état dissociatif, caractéristiques qui appartiennent à ce qu’on appelle les expériences blanches dans les psychoses ou les cas limites (Delouya 2002, p. 53)6.

    « Ces expériences sont le résultat d’un ‘‘désinvestissement massif, radical et temporaire, qui laisse des trous dans l’inconscient sous la forme de “trous psy- chiques”…" » (Green 1980, p. 226)

    En 1999, comme discuté précédemment, Green (1999) souligne à quel point il était central d’élaborer l’idée de la passivité comme une condition du psychisme (comme le plaisir et comme le désespoir). La mélancolie pourrait illustrer une conception primaire de cette passivité : dans l’écrasement du moi par un objet perdu, il y a une expression extrême d’identification narcissique, dans laquelle le moi et l’objet deviennent interchangeables.

    Il conviendrait donc de se demander avec Green : (a) dans quelle mesure le mouvement d’auto-reproche du patient mélancolique peut être considéré comme une défense active face à l’angoisse produite par la détresse originelle ; et (b) dans quelle mesure les effets de la « mère morte », la désobjectalisation, le désinvestis- sement total des objets et de soi-même, avec les vides et les trous psychiques qui en résultent, pourraient être le résultat d’un état dépressif dû à la passivation générée par la détresse post-traumatique. Il conviendrait également de se demander (c) si les tentatives de réagir à la détresse post-traumatique et à l’état dépressif qui en résulte par passivation, peuvent impliquer des actions ou même des fantasmes dans lesquels la passivation est remplacée par la violence et la brutalité, c’est-à-dire dans lesquels des défenses actives (ou des représentations d’activité destructrice) sont finalement déclenchées marginalement, ou alternativement, par la passivation. Si la réponse est positive, ces défenses actives prendront l’autre comme un objet contin- gent de destructivité, qui n’a pas encore complètement habité le sujet, mais qui peut le faire en cas d’échec des tentatives marginales d’activité.

    Ralentissons un peu pour comprendre ces idées.

    Green + Bion + Winnicott

    Dans l’un des derniers livres publiés de son vivant, Green (2007) souligne chacune des influences qui l’ont conduit à penser les pulsions de destruction et à construire l’une des plus complètes et complexes réflexions postfreudiennes sur le thème de la mélancolie et des états dépressifs.

    De Bion, Green reprendra l’importance de l’idée que les situations trauma- tiques résultent de défaillances des objets primaires incapables de contenance et de rêverie. Il valorisera également la notion de lien et l’accent mis sur la fonction, plus que sur l’objet ou sur les relations aux objets. Il est important de se rappeler que les aspects dévitalisés et non vivants, qui peuvent apparaître dans une séance psychanalytique, ont été pensés par Green à partir de ce qu’il conçoit comme une fonction désobjectalisante. Cette dernière serait une fonction psychique très primitive de désinvestissement et de détachement, marquée par la pulsion destruc- trice et les caractéristiques obstructives ou « dépressives » des objets primaires. Elle s’oppose, selon Green, à la fonction objectalisante, celle d’objets de liaison et d’investissement.

    Green reprend aussi de Bion le rôle de la haine, renforcée par les attaques meur- trières contre la liaison (qui relie le bébé à sa mère ou l’analysant à l’analyste). Il s’agit d’expériences (ou de proto-expériences) qui sont la conséquence d’une terreur d’anéantissement imminent, générant des formes prématurées de relations d’objet, toujours précaires. Enfin, Green réhabilite la manière de travailler de Bion avec l’éva- cuation d’éléments primitifs et toxiques qui révèlent toute leur force destructrice. Le risque le plus important est celui de l’évacuation complète des fonctions psychiques qui, selon Green, laisserait le champ libre à la destruction. Pour lui, chez Bion, les forces destructrices entravent la capacité de penser, rendent la psyché impensable, et la maladie reste dans ce que nous appelons la matrice freudo-kleinienne, dans la mesure où elle est conçue comme une défense contre des angoisses impensables.

    Chez Winnicott, Green reprendra l’importance des caractéristiques réelles d’une mère-environnement dans la constitution subjective du bébé. Pour lui, il est néces- saire de reconnaître que lorsque l’environnement fait défaut très tôt, le bébé est soumis à des situations dans lesquelles il n’a aucune défense organisée et, par consé- quent, est toujours placé face à l’agonie et à la passivité, déterminées par les effets du traumatisme précoce et de la détresse post-traumatique. Ainsi, nous avons des clivages et des isolations, souvent installés comme les dernières ressources face à des expériences traumatiques d’arrachement, qui replacent continuellement le sujet face aux énigmes persistantes produites par les formes d’union et de séparation avec les autres. Dans les processus psychopathologiques dérivés des traumatismes précoces, c’est l’agonie impensable qui prime. Winnicott (1969/1992) insiste sur le fait que les bébés qui ont été considérablement désillusionnés, et pour lesquels les défaillances environnementales sont devenues la norme :

    « portent en eux l’expérience d’une agonie impensable ou archaïque. Ils savent ce que c’est que d’être dans un état de confusion aiguë ou dans l’agonie de désinté- gration. Ils savent ce que c’est que d’être lâchés, de tomber indéfiniment, ou de subir un clivage psyché-soma. » (p. 260)7


    Il convient de noter, comme le souligne Luís Cláudio Figueiredo (2018), que « si l’anéantissement des capacités de travail [somatopsychique] est profond et étendu, l’effet de l’interruption permanente [de la santé en tant que processus actif] peut être si draconien qu’il fonctionnera comme un traumatisme précoce, quel que soit l’âge de la personne traumatisée » (p. 33). En d’autres termes : si nous comprenons la prématurité comme une condition structurelle de l’espèce humaine, si nous com- prenons notre situation d’incomplétude, d’impréparation et de dépendance comme structurelle, alors, même relative, la menace de mort, sous la forme d’un trauma- tisme précoce, « peut survenir à tout âge » (Figueiredo, 2018, p. 33)8.

    Fort de l’influence de Bion et de Winnicott, Green plonge dans les expériences transférentielles avec des patients non névrotiques pour aboutir à sa conception du complexe de la mère morte (1980). Dans celui-ci, l’enfant lutterait « contre l’angoisse par divers moyens actifs dont l’agitation, l’insomnie ou les terreurs nocturnes, … [avant de] mettre en œuvre une série de défenses d’une autre nature » (1980, p. 231). Green fait des considérations métapsychologiques sur le désinves- tissement maternel et la défaillance de l’objet primaire dans l’exercice de son rôle de miroir pour le bébé. Le complexe de la mère morte prend forme lorsque la mère est brutalement déprimée par un deuil ou une blessure narcissique (perte d’un être cher, avortement, trahison de son mari, par exemple) dans les tout premiers temps de la vie du bébé, devenant alors incapable d’investir son bébé. « Le patient a le sentiment qu’une malédiction pèse sur lui, celle de la mère morte, qui n’en finit pas de mourir et qui le retient prisonnier. » (Green 1980, p. 234) En conséquence, il y a désinvestissement du bébé à l’intérieur de sa mère et identification inconsciente à la mère morte. Green (1980) le résume ainsi :

    « Il y a eu enkystement de l’objet et effacement de sa trace par désinvestissement, il y a eu identification primaire à la mère morte et transformation de l’identifica- tion positive en identification négative, c’est-à-dire identification au trou laissé par le désinvestissement et non à l’objet. » (p. 235)

    Et pourtant :

    « Dans la douleur psychique, il est impossible de haïr comme d’aimer, impossible de jouir même masochiquement, impossible de penser. Seul existe le sentiment d’une captivité qui dépossède le Moi de lui-même et l’aliène à une figure irrepré- sentable. » (p. 234)


    Nous sommes à présent mieux préparés à reprendre l’expérience subjective aiguë de Kundera.

    Le geste brutal

    Dans le recueil d’essais, Une rencontre, Kundera (2009) consacre un texte à l’art de Francis Bacon. C’est la seconde fois que l’auteur tchèque, installé à Paris, écrit sur Bacon. La première fois c’était vers 1977, pour le magazine L’Arc, où il prenait comme sujet de réflexion un triptyque de portraits du peintre. L’article pour L’Arc contenait un passage qui fut incorporé plus tard – en tant qu’inspiration et possibilité narrative d’une expérience subjective aiguë – dans le roman Le livre du rire et de l’oubli. Dans Une rencontre, Kundera écrit que le texte de 1977 le montrait encore pris par les souvenirs de son pays natal comme un lieu de surveillance et de contrôle (2009). Lorsqu’il écrit son second texte sur Bacon, « Le geste brutal du peintre : sur Francis Bacon », qu’il ait ou non atténué son obsession pour ces souvenirs, Kundera (2009) inclut intégralement le même passage qui, entretemps, avait gagné en éla- boration et en détail dans Le livre du rire et de l’oubli. Nous sommes donc face à une expérience qui est racontée deux fois de la même manière (L’Arc et « Le geste brutal… »), et encore une troisième fois, de manière plus fractionnée et détaillée (Le livre du rire…).

    Dans Le livre du rire et de l’oubli, nous apprenons qu’en 1968, peu après l’inva- sion de son pays par les Russes, Kundera fut expulsé de son travail et exclu en tant que travailleur intellectuel rémunéré. « La police secrète », écrit-il, « voulait nous affamer, nous réduire par la misère, nous contraindre à capituler et à nous rétracter publiquement. » (1985, p. 103) Des amis plus jeunes, qui pour cette raison ne figu- raient pas encore sur les listes de proscription, offrirent leur aide en proposant à Kundera, officieusement, d’écrire et d’être payé en utilisant leur nom :

    « Parmi ces généreux donateurs, il y avait une jeune femme du nom de R. (je n’ai rien à cacher dans ce cas puisque tout a été découvert). Cette fille timide, fine et intelligente était rédactrice dans un magazine pour la jeunesse qui avait un tirage fabuleux. » (1985, p. 104)

    Pour captiver les lecteurs, lassés de la profusion d’articles politiques louant le peuple russe, dont la publication était obligatoire, la rédaction décida de créer une rubrique d’astrologie. R. l’invita à rédiger cette rubrique clandestinement. Ayant accepté la proposition, Kundera publia mensuellement un court texte pour chaque signe astrologique. Il écrit : « Tout ce qu’il y avait de plaisant dans tout cela, c’était mon existence, l’existence d’un homme rayé de l’histoire, des manuels de littérature et de l’annuaire du téléphone, d’un homme mort qui » – un point important pour notre lecture – « revenait maintenant à la vie dans une surprenante réincarnation pour prêcher à des centaines de milliers de jeunes d’un pays socialiste la grande vérité de l’astrologie. » (1985, p. 105)

    La rubrique fut un succès et sa rédaction semble avoir occupé un espace vital, rebelle et comique pour l’auteur. En 1972, R. prit rendez-vous avec Kundera, en secret, dans un appartement de la banlieue de Prague. Deux jours auparavant, la jeune fille avait été interrogée par la police sur ses relations avec l’écrivain, puis renvoyée sans ménagement de la rédaction du magazine. Le même jour, elle avait cherché un autre emploi, à la radio, mais avait appris qu’ils ne pouvaient plus l’engager. À présent, elle voulait parler à Kundera afin que, s’il était interrogé, leurs réponses soient identiques. La scène qui suit est la même dans toutes les versions :

    « C’était une toute jeune fille qui ne connaissait encore guère le monde. L’interrogatoire l’avait troublée et la peur, depuis trois jours, n’arrêtait pas de remuer ses entrailles. Elle était très pâle et sortait sans cesse, pendant notre entretien, pour aller aux toilettes — si bien que toute notre rencontre fut accompa- gnée par le bruit de l’eau qui remplissait le réservoir.

    Je la connaissais depuis longtemps. Elle était intelligente, pleine d’esprit, elle savait parfaitement maîtriser ses émotions et était toujours habillée si impecca- blement que sa robe, tout comme son comportement, ne permettait pas d’entre- voir la moindre parcelle de sa nudité́. Et voilà̀ que, tout d’un coup, la peur, tel un grand couteau, l’avait ouverte. Elle se trouvait devant moi, béante, comme le tronc scindé d’une génisse suspendue à un croc de boucherie. » (Kundera, 2009, p. 16-17)

    Dans le roman, parmi les ajouts, nous lisons : « Cette fille courageuse avait honte de sa peur. Cette femme de goût avait honte de ses entrailles qui sévissaient sous les yeux d’un étranger. » (Kundera, 1985, p. 124) La scène se poursuit :

    « Le bruit de l’eau remplissant le réservoir des W.-C. n’arrêtait pratiquement pas et, moi, j’eus soudain envie de la violer. Je sais ce que je dis : de la violer, pas de lui faire l’amour. Je ne voulais pas sa tendresse. Je voulais poser brutalement la main sur son visage et, en un seul instant, la prendre tout entière, avec toutes ses contradictions si intolérablement excitantes : avec sa robe impeccable comme avec ses boyaux en révolte, avec sa raison comme avec sa peur, avec sa fierté́ comme avec son malheur. J’avais l’impression que toutes ces contradictions rece- laient son essence : ce trésor, cette pépite d’or, ce diamant caché dans les profon- deurs. Je voulais la posséder, en une seule seconde, autant avec sa merde qu’avec son âme ineffable.

    Mais je voyais ces deux yeux qui me fixaient, pleins d’angoisse (deux yeux angoissés dans un visage raisonnable), et plus ces yeux étaient angoissés, plus mon désir devenait absurde, stupide, scandaleux, incompréhensible et impossible à réaliser. »

    Déplacé́ et injustifiable, ce désir n’en était pas moins réel (Kundera, 2009, p. 17-18).

    Quand Kundera quitta l’appartement, nous lisons dans Le livre du rire…,

    « Ce désir est resté en moi, prisonnier comme un oiseau dans un sac, un oiseau qui s’éveille de temps à autre et bat des ailes. » (1985, p. 130) Les portraits de Bacon qui, pour Kundera, révèlent un geste brutal analogue, de viol et de recherche de l’essence du visage des modèles, réveillent l’oiseau endormi dans sa mémoire. Ce n’est toutefois pas la peinture de Bacon qui nous intéresse, mais la dynamique de la scène de l’appartement, le besoin de sa répétition confessionnelle par l’auteur, et les positions occupées par les personnages dans la scène qu’il décrit.

    Nous sommes conscients de la limitation des mémoires littéraires, et aussi du fait que, comme nous ne décrivons pas le travail avec un patient, il ne peut y avoir ni va-et-vient entre l’analyste et le patient, ni observation de la réaction du patient à la théorie de l’analyste sous forme d’interprétations. Néanmoins, il y a ici suf- fisamment de matériel pour nourrir une pensée psychanalytique et permettre une généralisation du récit que fait Kundera de la passivation politique.

    Un oiseau dans un sac

    Examinons la rencontre avec R. avec soin. En raison de la persécution politique, Kundera a perdu son statut d’auteur susceptible d’être publié, reconnu et rémunéré pour son travail ; l’exclusion et la manière dont cette persécution a été éprouvée l’ont fait se sentir comme un « homme mort ». Le besoin d’aide d’amis plus jeunes, dont R., l’a mis dans une position de dépendance envers ceux qui, contrairement à lui, n’avaient pas encore eu le temps, la disposition ou l’espace pour critiquer le gouvernement. Grâce à eux, et à R. en particulier, l’auteur s’est senti revenir à la vie – le canular impliquait une insoumission à l’exclusion, une petite victoire sur celle-ci, et en outre un gain de plaisir dû au caractère comique de la situation. La possibilité de réagir à ce qui lui était imposé, d’écrire et d’être lu malgré son inscrip- tion sur les listes de proscription, a vivifié Kundera car cela lui a permis une once d’activité dans un contexte où, jusque-là, il n’avait pu qu’accepter la « passivation » à laquelle il avait été soumis.

    La rencontre avec R. dans l’appartement confronte l’auteur à la fin de la possibi- lité d’être actif (de réagir activement), même de manière clandestine. De plus, elle met fin au plaisir victorieux issu du comique de la situation et remet l’auteur, une fois encore, dans la position d’un sujet passif face à la persécution du régime. En fait, la rencontre rétablit une situation de passivation, « qui rédui[sen]t l’omnipo- tence subjective à l’éprouvé de la douleur » (Green, 1999, p. 1600).

    Avant l’interrogatoire, R. est le portrait de l’ordre et de l’équilibre insouciant que lui, Kundera, ne peut plus se permettre d’avoir. Toutefois, après l’interrogatoire et le licenciement, l’état émotionnel de R. est tel que le maintien de sa discrétion vestimentaire et la sérénité de son visage commencent à contraster avec l’angoisse – nous pourrions dire l’agonie – dans ses yeux, avec le désordre et la perturbation intestinale, et avec la honte d’être dans cet état devant un interlocuteur avec lequel elle n’a pas d’intimité. Chez Kundera, la demande de la rencontre secrète génère des attentes – il nous semble qu’elles sont aussi de nature sexuelle, malgré ce que l’auteur cherche à souligner sur sa manière de voir R. avant ce moment – mais sa réaction nous montre un mouvement psychique dont nous ne sommes informés qu’en raison de son besoin de le raconter.

    Kundera, qui se sentait mort, passivé par l’exclusion et sorti du cercle, en dehors duquel il mourait ou se sentait éclater, avait été réanimé par l’aide d’un objet (R., l’autre personnage), qui disait à présent ne plus pouvoir lui fournir d’aide – à savoir contribuer à une fonction vivifiante – parce qu’elle se sentait elle-même passivée au point de craindre ce qui allait se passer dans le futur : « la peur, tel un grand couteau », dit Kundera, « l’avait ouverte. Elle se trouvait devant moi, béante, comme le tronc scindé d’une génisse suspendue à un croc de boucherie. » (2009, p. 17) C’est dans ce moment de confrontation avec la passivation dans laquelle l’autre est placée, de l’exposition de ses entrailles par la peur, que le désir de Kundera prend la forme d’une violation et d’une emprise brutales. Il s’agit d’un fantasme de soumission, de contrôle, de destruction et d’appropriation de l’ensemble, mais surtout, de l’essence de l’autre. Essayant d’interpréter l’épisode plus tard, Kundera écrit qu’ :

    « il se peut que ce désir insensé de violer R. n’ait été qu’un effort désespéré pour me raccrocher à quelque chose au milieu de la chute. Parce que, depuis qu’ils m’ont exclu de la ronde, je n’en finis pas de tomber, encore maintenant je tombe, et à présent, ils n’ont fait que me pousser encore une fois pour que je tombe encore plus loin, encore plus profond, de plus en plus loin de mon pays dans l’espace désert du monde où retentit le rire effrayant des anges qui couvre de son carillon toutes mes paroles. » (1985, p. 131)

    Plus tard, dans « Le geste brutal… », Kundera ajoute que le désir de poser sa main sur le visage de R. lui semblait une tentative de découvrir ce que son visage cachait : un « « moi » infiniment fragile, frissonnant dans un corps » (2013, p. 31) après la fin des illusions et des rêves qui, appartenant à une collectivité – établissant des relations avec d’autres – ne nous laissaient pas désespérément seuls.

    Si nous adoptons les interprétations de l’auteur et les nôtres de manière non exclusive, mais dans une logique de surdétermination comme nous le ferions pour un symptôme, il nous semble que le geste brutal fantasmé par Kundera se révèle comme :

    Si nous prenons cet ensemble d’interprétations, nous voyons que certaines d’entre elles se concentrent davantage sur ce qui est déjà du domaine de la capacité de représentation (4, 5 et 6, par exemple), tandis que d’autres se concentrent sur ce qui précède cette capacité (1, 2, et 3). Nous pensons qu’il est nécessaire de les soutenir toutes de manière complémentaire. Il conviendrait également d’ajouter un septième élément, inhérent à toutes les interprétations : le caractère traumatique. Nous le voyons dans les expériences répétées qui suivent le scénario de l’enthousiasme, dans le changement d’un environnement qui se présentait simultanément comme pourvoyeur et prometteur, et dans l’émergence de l’agonie après la déception et la passivation. Ce que le désir et le fantasme avec R. mobilisent chez Kundera semble être aussi de l’ordre du traumatique : pourquoi l’épisode doit-il être répété, raconté plus d’une fois ? Qu’est-ce que l’auteur gagne – si tant est qu’il y gagne – à le faire ? En l’actualisant périodiquement dans le récit, dans les mêmes termes ou dans d’autres, il semble que Kundera élabore (réinvestit et relie) à la fois l’expérience traumatique de détresse après les expulsions, et l’état dépressif dû à la passivation, générée par la détresse post-traumatique, à laquelle il a réagi par un fantasme de viol lors de la rencontre avec R. Ce fantasme révèle de quelle manière la pulsion de destruction, dans laquelle Green voyait une prédominance autodestructrice, ne reste pas toujours en sécurité dans l’individu, malgré la passivation. Dans l’épisode, nous avons un exemple de la façon dont la pulsion de destruction, même temporairement, est intrinsèque à la pulsion de vie et répète une défense active et déplacée (parce que

    R. n’est pas le régime persécuteur, mais elle l’incarne comme un objet qui investit puis abandonne) contre l’agonie de la détresse post-traumatique.

    On pourrait argumenter que nous oublions une interprétation simple : Kundera s’identifie à l’agresseur. Notre réponse serait que le concept d’« identification à l’agresseur » est plus intéressant tel qu’il a été développé par Ferenczi. Au cours de son investigation clinique et théorique du domaine des expériences violentes, particulièrement celles à caractère sexuel, il a écrit au moins trois passages précis qui aident à comprendre cette notion. Ferenczi (1932) écrit dans son Journal clinique :

    « Tout se passe comme si le psychisme, dont la seule fonction est de réduire les tensions émotionnelles et d’éviter les douleurs au moment de la mort de sa propre personne, reportait sa fonction d’apaisement de la souffrance automatiquement sur les souffrances, tensions et passions de l’agresseur, la seule personne à ressentir quelque chose – c’est-à-dire s’identifiait à elles. » (p. 207)

    Plus tard, toujours dans son Journal clinique, à la date du 27 juillet 1932, il utilise le concept dans une description :

    « Il est possible que, lors de tout choc écrasant, il y ait d’abord une première tentative de défense agressive alloplastique, et que ce soit seulement face à la prise de conscience du fait qu’on est totalement faible et démuni, qu’on en vienne à une soumission sans conditions, voire à l’identification avec l’agresseur. » (Ferenczi, 1932, p. 320)

    Dans l’article « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Ferenczi (1933) revient une fois de plus sur cette idée. Lorsque l’angoisse atteint son maximum, nous lisons :

    « [Elle] les [les enfants] oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complète- ment, et à s’identifier totalement à l’agresseur. » (p. 130)

    Dans toutes ces circonstances, Ferenczi tente de décrire une soumission quasiment complète avec « identification à l’agresseur », c’est-à-dire, « un mouvement final, après des tentatives de défense alloplastique, d’hypersensibilité et d’adaptation à un environnement vécu comme hostile » (Molin et al., 2020, p. 230)9. Ceci signifie une étape finale d’activité paradoxale dans la passivité : s’adapter complètement comme si l’on savait ce dont l’agresseur aura besoin et ce qu’il demandera, de faire le mort pour se protéger face à un ours déchaîné.

    De notre point de vue toutefois nous trouvons, avant un état de passivation totale, des processus de passivation, c’est-à-dire une série de situations de passivation qui comportent des efforts répétitifs de réponse plus active (en fantasme ou action) dans la relation aux objets. En d’autres termes, le désir et le fantasme de Kundera dans l’appartement de Prague sont montrés comme des tentatives d’éviter la trajectoire de la chute, comme des sursauts d’activité au milieu de l’agonie d’un processus de passivation. On peut dire que ce mouvement est celui de l’espoir mais, si ces processus évoluent vers un état, même l’espoir est abandonné. L’individu se retire alors et cesse d’essayer de changer les choses – dans ce cas, nous pourrions parler avec précision d’identification à l’agresseur dans la matrice ferenczienne.

    Bien que l’expérience de Kundera soit unique, les changements politiques, surtout lorsqu’ils sont suivis d’une persécution plus ou moins déclarée des opposants (réels ou fantasmés) au régime, ont des effets psychiques profonds et à long terme. Dans ces moments-là, notre activité clinique commence à être peuplée par ceux qui sont en dehors du cercle mais qui, après un changement politique, commencent à se sentir inclus dans le cercle. La clinique se peuple aussi de ceux qui souffrent d’être exclus du cercle bienheureux. Pour ceux-ci, un voile de détresse recouvre leur enthousiasme précédent, et beaucoup commencent à présenter des états dépressifs dus à la passivation, générée par des expériences de détresse post-traumatique.

    Si la mise en œuvre des défenses actives ne peut s’effectuer avec succès par tous et dans tous les espaces, l’une des fonctions qui nous incombe dans le travail clinique est peut-être d’accueillir ces défenses actives comme une once d’activité épisodique, qui cherche à mettre fin à l’agonie. Dans de telles situations, il nous semble crucial que l’analysant ne se sente pas totalement seul, même pendant la chute.


    BIBLIOGRAPHIE


    Alvarez, A. (1992). Une présence bien vivante : Le travail de psychothérapie psychana- lytique avec les enfants autistes, borderline, abusés, en grande carence affective. Éditions du Hublot, 1997.

    Alvarez, Anne. (2012). The Thinking Heart – Three Levels of Psychoanalytic Therapy with Disturbed Children. Routledge.

    Crampton, R. J. (1997). Eastern Europe in the Twentieth Century – and After. Routledge. Delouya, D. (2002). Depressão, estação psique. Refúgio, espera, encontro. Escuta. /FAPESP. Ferenczi, S. (1921). Réflexions psychanalytiques sur les tics. Dans : Psychanalyse III

    Œuvres complètes 1919-1926: 85-112. Payot, 1974.

    Ferenczi, S. (1931). Analyses d’enfants avec des adultes. Dans : Psychanalyse IV Œuvres complètes 1927-1933: 98-112. Payot, 1982.

    Ferenczi, S. (1932). Journal clinique : janvier-octobre 1932. Payot & Rivages, 2014. Ferenczi, S. (1933). Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Dans : Psychanalyse

    IV Œuvres complètes 1927-1933: 125-135. Payot, 1982.

    Figueiredo, L. C. (2018). Preliminares à consideração das matrizes (p. 26-39). Blucher. Figueiredo, L. C., Junior, N. E. (2018). Adoecimentos Psíquicos e Estratégias de Cura.

    Matrizes e Modelos em Psicanálise. Blucher.

    Freud, S. (1937). L’analyse finie et l’analyse infinie. OCF-P. XX: 17-55. PUF.

    Green, A. (1974). L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le cadre analytique. Dans :

    La folie privée (p. 63-102). Gallimard, 1990.

    nelsOneRnestOcOelhOJuniORa,euGêniOcanesindalMOlinBetRenataudleRcROMBeRGB


    Green, A. (1976). Le concept de limite. Dans : La folie privée: (p. 103-140). Gallimard, 1990.

    Green, A. (1980). La mère morte. Dans : Narcissisme de vie, narcissisme de mort

    (p. 222-253). Minuit.

    Green, A. (1983). Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Minuit.

    Green, A. (1988). La position phobique centrale. Dans : La pensée clinique (p. 149-186).

    Odile Jacob, 2002.

    Green, A. (1990). Le tournant des années folles. Dans : La folie privée (p. 9-33). Gallimard, 1990.

    Green, A. (1993). Le travail du négatif. Minuit. Green, A. (2002). La Pensée clinique. Odile Jacob.

    Green, A. (2007). Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ?. Panama.

    Green, A. (1999). Passivité-passivation : jouissance et détresse. Revue française de psychanalyse 63:1587-1600.

    Green, A., Donnet, J. L. (1973). L’Enfant de ça – psychanalyse d’un entretien : la psychose blanche. Minuit.

    Kundera, M. (1978). Le livre du rire et de l’oubli. Gallimard, 1985.

    Kundera, M. (2009). Le geste brutal du peintre : sur Francis Bacon. Dans : Une rencontre

    (p. 13-32). Gallimard.

    Levine, H. (2011). The Consolation Which is Drawn from Truth: The Analysis of a Patient Unable to Suffer. Dans: Bion Today (p. 188-211). Routledge.

    Molin, E. C. D., Klein, T., Molin, I. S. B. D., Coelho Junior, N.E. (2020).“Enlouquecer com”: o caso Ferenczi e algumas questões para a psicanálise contemporânea. Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental 23(2): 221-244.

    Ogden, T. (1986). The Matrix of the Mind. Jason Aronson.

    Ogden, T. (1989). The Primitive Edge of Experience. Jason Aronson. Ogden, T. (1994). Les Sujets de l’analyse. Ithaque, 2014.

    Ogden, T. (2005). Cet art qu’est la psychanalyse. Ithaque, 2012.

    Ogden, T. (2014). La crainte de l’effondrement et la vie non vécue. Dans : Expériences en analyse. Vivre enfin les vies non vécues (p. 6-78). Ithaque, 2023.

    Roussillon, R. (1999) Agonie, clivage et symbolisation. PUF, 2012.

    Schaeffer, J. (1997). Le refus du féminin : la Sphinge et son âme en peine. PUF, 2022. Winnicott, D. W. (1969/1992). The Mother-Infant Experience of Mutuality. Dans :

    Psychoanalytic Explorations (p. 251-260). Harvard University Press 3.


     

    Haut de page
    © Copyright textes et logo : The International Journal of Psychoanalysis
    Webmaster : Maria ODONE // Réalisé par Abonobo