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Prochain numéro

mai 2026
aux Edition In Press

Publié avec le soutien du Centre National du Livre


Gratitude, liberté et déni1

 


 

Jonathan LEAR

Committee on Social Thought, 1130 E 59th Street, Chicago, IL 60637, USA jlear@uchicago.edur

 

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Résumé :

L’auteur de cet article étudie la notion de gratitude, un concept fondamentale en psychanalyse. L’article de Melanie Klein, « Envie et Gratitude » (1957), devenu classique, définissait la gratitude en la situant à l’un des pôles de l’axe de la souffrance et du développement de l’être humain, mais, à quelques exceptions près et non des moindres, l’article stimula plutôt la recherche sur l’envie. L’auteur explore les traditions historiques et philosophiques qui, dans une certaine mesure, ont inconsciemment influencé notre compréhension actuelle de la gratitude. Il explore également la signification sociale et éthique de la gratitude, ainsi que sa signification psychanalytique, avec pour objectif de mettre au jour la signification psychique de la gratitude et sa place dans le développement humain.

 

Mots-clés : affects/troubles de l’humeur ; kleiniens contemporains ; éthique ; théorie freudienne ; histoire de la psychanalyse ; philosophie.

 

Comme on le sait, Melanie Klein était, avant d’émigrer en Angleterre, membre de la Société psychanalytique de Berlin. Elle y a été supervisée et analysée par Abraham2. Au début de sa carrière, en 1932, elle exprime sa gratitude à Abraham en lui dédiant son livre La psychanalyse des enfants : « À la mémoire de Karl Abraham, avec gratitude et admiration3. » Il est fascinant de voir qu’en fin de carrière, Melanie Klein revient à ses débuts. En effet, après vingt-cinq ans de carrière, en 1957, elle publie Envie et Gratitude où elle explore l’envie, cela est bien connu, mais où elle tente aussi d’expliquer ce qu’est la gratitude. C’est comme si elle s’efforçait de comprendre la signification de l’acte de dévouement qui a marqué le commencement de sa pratique. Même si beaucoup de questions restent pour elle en suspens, elle donne une place particulière à la gratitude. La gratitude n’est pas simplement une émotion parmi d’autres. Sur l’axe qui va de la souffrance humaine à l’épanouissement, elle est à l’opposé de l’envie. Elle touche au développement humain dans son ensemble, à la condition humaine en quelque sorte. Voici donc les questions que nous nous posons : Qu’est­ce que la gratitude ? Pourquoi est­elle si importante ? Pour répondre à ces questions, nous devons nous pencher sur les significations tant philosophiques que psychanalytiques de la gratitude4.

 

Rappel philosophique

 

Notre réflexion sur la gratitude s’inscrit dans une tradition. Pour Aristote, qui exerça une grande influence sur la pensée occidentale, il est important qu’une émotion comme la gratitude soit comprise dans son contexte social. Voici ce qui se passe habituellement : une personne est dans le besoin et cela est perçu comme tel par une autre. Cette dernière satisfait ce besoin pour le bien de la première personne. La gratitude apparaît alors comme la réponse appropriée à cet acte.
La définition qu’Aristote donne de la gratitude est particulière car il la définit indirectement comme une faveur :
Une faveur (kháris) dans le sens où l’on dit que la personne qui l’a reçue est reconnaissante (khárin ekhein), est un service rendu à quelqu’un dans le besoin, non pas en échange de quoi que ce soit, ni pour que celui qui le rend obtienne quelque chose, mais seulement afin que celui qui la reçoive obtienne quelque chose. (2018, 1959, 1385a, 17-19, souligné par l’auteur)5.
Il s’agit donc d’un sens particulier du terme « faveur » – raison pour laquelle je le garde en italique.
Il y a deux conditions préalables à ce fait : d’abord, la personne qui reçoit la faveur manifeste un besoin préalable reconnu comme tel. Deuxièmement, la faveur n’est pas donnée dans l’attente ou l’espoir de quelque chose en retour, mais unique- ment dans l’intérêt du bénéficiaire.
Ainsi, les nombreuses faveurs que l’on se fait en société ne sont pas des faveurs au sens particulier d’Aristote : il s’agit plutôt de moments d’échange dans une économie normalisée de don et de réciprocité.
Cet échange habituel de don et de réciprocité peut être décrit comme suit :

 

Besoin

Don

Émotion

Réciprocité

Issue

Être célébré pour son anni- versaire

Cadeau Fête d’anniversaire

Remerciements

Cadeau ou harmonie

Gratitude ordinaire Invitation sociale en retour

 

L’émotion −appelons-la la gratitude ordinaire − facilite les échanges en société et favorise le lien entre le don et la réciprocité future. L’émotion peut être sincère, gratifiante et agréable à vivre, mais elle s’accompagne habituellement d’un dû. Si faible soit-il, il y a toujours un soupçon de surmoi : il vaut mieux ne pas oublier l’anniversaire de la personne qui vous a offert un cadeau. Cela peut être implicite ou ne pas être conscient mais ce fait est socialement significatif et important. C’est précisément cet aspect implicite de l’échange social ordinaire qui est absent du sens particulier de la gratitude dont parle Aristote.
Bien sûr, comme nous venons de le voir, le mot « gratitude » a de multiples signi- fications, chacune ayant ses propres acceptions. Et il est inutile d’essayer de répondre à la question « Quel est le sens exact de la notion de gratitude ? » Néanmoins, si nous voulons comprendre la place de la gratitude dans notre compréhension du développement humain, il est utile de clarifier le sens particulier d’Aristote, de voir comment il l’utilise dans la vie quotidienne et de l’extrapoler ensuite d’un point de vue psychanalytique. Cette description spécifique de la gratitude au sens d’Aristote comporte deux prérequis essentiels : premièrement, il est essentiel que la faveur soit une réponse à un besoin préalable du bénéficiaire, qu’elle serve uniquement son intérêt, sans conditions ; et deuxièmement, que la gratitude soit l’émotion reconnue et acceptée par le bénéficiaire vis-à-vis de la faveur en tant que telle (kháris). Selon cette conception, la gratitude n’implique aucune contrainte liée à la réciprocité ordinaire. L’avenir devient alors plus ouvert :

 

Événement antérieur

Réponse 1

Réponse 2

Sentiment

Manifestation d’un besoin

Faveur, Khâris Khâris

Gratitude

Liberté reconnue


Dans les faits, le bénéficiaire reçoit un double don de la part du bienfaiteur : la satisfaction du besoin initial et la garantie de la liberté par rapport à l’économie ordinaire du don et de la réciprocité (Mauss, 2000). La gratitude permet au donateur de s’assurer que le bénéficiaire comprend et accepte la liberté intrinsèque de la faveur.
Il est d’ailleurs frappant de constater que le mot grec ancien pour faveur (kháris) est inclus dans l’expression de gratitude (khárin ekhein, littéralement : «avoir la faveur  de »).  Il  est  toutefois  logique  qu’il  en  soit  ainsi,  car  les  deux  utilisations dérivent d’un verbe commun, khaírô, qui signifie être content, se réjouir, se délecter, prendre plaisir (Cambridge Greek Lexicon 2, 1489). Le fait de se réjouir peut donc être une activité partagée et unificatrice – le plaisir de donner et de recevoir librement
– Cette satisfaction est double : le plaisir de donner librement s’accompagne d’un plaisir réciproque de recevoir librement, où toujours est soulignée la liberté du don.

 

khaírô
(se réjouir, prendre plaisir à)
Kháris <==> kháris ekhein
(faveur/don) P (gratitude)

 

Comme le dit David Konstan dans The Emotions of the Ancient Greeks, la gratitude peut entretenir le système social de la réciprocité mais, insiste-t-il, elle « a sa propre grammaire et son propre rôle ». « La gratitude n’est jamais due. Elle est une réponse à l’appréciation d’un bienfait qui avait été accordé précisément sans attente ultérieure de gain, de la part du bienfaiteur… » (2006, 167-168).
Ainsi, la dynamique besoin-faveur-gratitude montre que la vie humaine ne se résume pas à une simple réciprocité sociale. La faveur répond à un besoin dans le monde social, mais elle contient un message de liberté et de sollicitude. La gratitude est donc avant tout une reconnaissance de liberté.
Il y a aussi la question de l’harmonie liée à un bon accordage. Nous avons déjà parlé de l’économie ordinaire du don et de la réciprocité et l’on constate que parfois, le don peut se montrer excessif. Certains cadeaux sont offerts sans aucune raison, ils arrivent « à l’improviste », ils peuvent être superflus et injustifiés ; ils peuvent alors devenir envahissants. Il ne s’agit pas dans ces cas de faveur (kháris). Une faveur est toujours une réponse adéquate à un besoin défini. D’où le lien qui s’établit entre la faveur (kháris) et la gratitude (kharis ekhein). Et donc, parce que la dynamique besoin-faveur-gratitude transcende l’économie sociale normale, elle n’a jamais rien d’excessif.

 

Melanie Klein et la gratitude infantile

 

Nous avons commencé par une archéologie philosophique de la gratitude, mais il faut maintenant nous tourner vers la psychanalyse pour approfondir notre compréhension. Nous devons à Melanie Klein la conviction que les conditions inhé- rentes à la gratitude naissent dans l’enfance. Voici comment elle décrit ce moment paradigmatique.
J’ai toujours attaché une importance fondamentale à la toute première relation d’objet de l’enfant (la relation au sein maternel et à la mère) et je suis parvenue à la conclusion qu’un développement ne peut se dérouler de façon satisfaisante que si cet objet primordial, qui se trouve être introjecté, réussit à s’enraciner dans le moi avec un certain sentiment de sécurité. Des facteurs innés contribuent à nouer ce lien. Sous la prédominance des pulsions orales, le sein maternel est instinctivement ressenti comme une source d’aliment, et, dans un sens plus large, comme une source de vie. Cette intimité physique et psychique avec le sein gratifiant réinstaure dans une certaine mesure (si les choses se déroulent bien) l’unité prénatale avec la mère, ainsi que le sentiment de sécurité qui l’accompagne. Cela suppose que le nourrisson est à même d’investir suffisamment le sein maternel ou sa représentation symbolique,  à  savoir  le  biberon ;  ainsi  la  mère  devient  un  objet  aimé. Avoir  fait partie du corps maternel durant la gestation contribue sans doute au sentiment inné de l’enfant qu’il existe, extérieur à lui, quelque chose qui est capable de combler tous ses besoins et tous ses désirs. Le bon sein ainsi incorporé fait dès lors partie intégrante du moi; l’enfant qui se trouvait d’abord à l’intérieur de la mère place maintenant la mère à l’intérieur de lui-même (Klein, 1968, p. 15).
La scène décrite ci-dessus est primordiale : c’est une histoire des origines où tout va bien. Ce qui explique l’« aura » mythique du récit : les moments cruciaux sont saisis avec authenticité6.
Il y a d’abord le besoin primaire. Klein l’appelle « la perte de l’unité prénatale avec la mère et le sentiment d’insécurité qui l’accompagne ». Il se manifeste clairement à travers l’anxiété et la détresse qui découlent des expériences infantiles de séparation et de faim non satisfaite.

La réponse à ce besoin est ce que Klein appelle le « sein gratifiant ». Ce terme est parfaitement choisi, car il évoque les aspects corporels de l’alimentation et de l’amour, et suggère également qu’il contient « ce quelque chose » permettant à la gratitude d’en être le signe distinctif. Ainsi, le « sein gratifiant » devient une « faveur » au sens d’Aristote. En analysant au plus près le bénéfice de ce qu’il offre, nous parviendrons à une compréhension plus profonde et plus nuancée du concept de besoin primaire. Klein dit que dans le psychisme du nourrisson, il existe « déjà un rapport indéfini entre le sein et les autres parties ou les autres aspects de la mère ». Et le sein ne représente pas « un simple objet physique » pour le nourrisson. « L’ensemble des désirs et des fantasmes inconscients tend à parer le sein de qualités qui dépassent de loin la fonction de nutrition en tant que telle. » (Klein, 1968, p. 17, les italiques sont de l’auteur).
Les caractéristiques de l’expérience du « sein gratifiant originel » sont la trans­ cendance,  la  sécurité  et  la  restauration.  Pour ce qui est de la transcendance, il’agit du sentiment inédit d’un bienfait merveilleux qui vient de l’extérieur. Le sein, comme le dit Klein, est expérimenté non seulement en termes de satisfaction immédiate de la faim mais également comme une source considérée la « source de vie elle­même ». Le sentiment de sécurité s’accompagne d’un sentiment de restau­ ration de l’unité perdue. Le nourrisson a le sentiment qu’on lui donne tout ce dont il a besoin et tout ce qu’il désire. Cette expérience a une temporalité particulière. Bien que l’expérience de sécurité soit éphémère, au moment où on la vit, on se sent en sécurité de manière intemporelle et absolue.
La conséquence de cette « faveur » est la formation du Moi. Comme le dit Klein, « le bon sein est absorbé, et il devient une partie du Moi. Le nourrisson, qui était d’abord à l’intérieur de la mère, a désormais la mère à l’intérieur de lui-même [d’elle-même] » (Klein, 1968, p. 15). Bien sûr, nombreuses sont les situations où ce  processus  est  perturbé  ou  altéré.  Mais  lorsque  les  choses  se  passent  bien,  du point de vue de l’enfant, c’est comme un coup de cœur, c’est l’impression que le « bon sein », qui m’est donné avec amour, uniquement pour mon bien et sans rien en attendre en retour, me permet de devenir moi-même. Melanie Klein, en mettant l’accent sur la gratitude, ajoute un élément important à notre réflexion : selon elle, lorsque les choses se passent bien, je deviens moi-même « reconnaissant(e) ». Ce qui revient à dire que c’est la gratitude qui me permet de devenir moi-même.

Compte tenu de ce que la psychanalyse nous a appris jusqu’ici sur le dévelop- pement de l’être humain, c’est là une découverte primordiale. Il s’agit en réalité de définir la gratitude comme une omnipotence en déclin. En admettant que le fait de devenir moi-même s’accompagne d’un sentiment de gratitude, je reconnais que je ne me suis pas créé ex nihilo par la seule force de ma volonté. La gratitude, ainsi comprise, est une acceptation de ma propre finitude ; je suis devenu « moi-même » grâce aux bienfaits désintéressés des autres. C’est aussi l’occasion de créer une trace qui permet de garder à l’esprit que je suis le bénéficiaire d’un monde gratifiant. Cet aspect apparaît clairement lorsque, dans le monde adulte, la gratitude est exprimée et ressentie de manière consciente.
Plus généralement, ces réminiscences peuvent également se manifester de manière inconsciente, sous des formes plus infantiles. Klein les appelle : « souvenirs en forme d’éprouvés » et a constaté qu’ils réapparaissaient dans le transfert des patients adultes. Dans le cas de ces réminiscences infantiles le souvenir en forme d’éprouvé  est  aussi  l’éprouvé  du  souvenir. Ce sont des formes infantiles de la confiance émergente en soi et en l’autre, une prise de conscience d’un flux de bonté externe que l’on peut s’approprier intérieurement. Par ailleurs, on peut y voir un sens élémentaire de la temporalité et de la permanence. Sous différentes formes et à différents niveaux, les souvenirs de sentiments de gratitude représentent des réalisations psychologiques significatives. En effet, il y a généralement quelque chose d’interne à l’identification qui tend vers l’oubli. Dans le « voilà qui je suis », le « d’où cela vient » tend à être relégué à l’arrière-plan. Les identifications qui sont teintées de reconnaissance gardent l’aide de l’autre à l’esprit, même si cela tend vers l’affirmation de soi-même7.
Ainsi, la gratitude est à la fois une acceptation de sa propre finitude et une célébration de la liberté. Dans ce sens, la gratitude s’inscrit dans une temporalité par- ticulière : elle aide à la fois à regarder en arrière avec reconnaissance, elle aide à  se constituer dans un présent d’identifications reconnaissantes et structurantes et contribue aussi à regarder librement vers le futur. Lorsque des expériences authen- tiques de « faveurs » teintées d’affection ont pu avoir lieu, la gratitude constitue un mode de vie selon le principe de réalité, qui permet de percevoir et appréhender le monde tel qu’il est.

Nous pouvons mesurer à présent à quel point la gratitude est un accomplissement extraordinaire. Bien davantage qu’une émotion agréable parmi d’autres, c’est une émotion qui nous aide à faire face aux moments difficiles. Lorsque le monde nous apparaît sous la forme de dons d’amour (le versant positif de ce qui est « suffisamment bon »), la gratitude permet une ouverture profonde à l’égard du monde et  de  soi-même.  

Notre compréhension de Klein nous amène à penser que c’est précisément la gratitude qui permet cet « élan d’espoir infantile ». Cela « semble paradoxal », dit Klein, « mais comme […] l’intégration est basée sur un bon objet fortement enraciné qui forme le noyau de l’ego, un certain degré de scission est nécessaire. » (1968, p. 34). En d’autres termes, au niveau fantasmatique, le bien et le mal doivent être maintenus fermement séparés ; les conséquences sont profondes :

Si le bon objet est solidement ancré, cela favorisera l’activité des processus indis- pensables pour aboutir à l’intégration du moi et à la synthèse des objets. L’amour peut atténuer la haine dans une certaine mesure… De cette façon, l’identification au bon objet global se fera avec d’autant plus de sécurité ; de même le moi se trouve fortifié, capable de préserver son identité et de sentir qu’il possède une bonté qui lui appartient en propre… De plus, une pleine identification à un bon objet, fait que le soi a le sentiment de posséder une « bonté » qui lui est propre. (Klein, 1968, p. 34-35)

Klein dit « qu’il semble paradoxal » que l’intégration dépende du clivage, Nous avons tous en tête les effets des formes pathologiques du clivage. Cependant dans sa forme primitive, le clivage correspond à une possibilité de discrimination. C’est comme une séparation élémentaire dans la pensée qui permet à la pensée d’opérer. Une focalisation dans laquelle, pour se concentrer sur le bon, on tient, durant un instant au moins, le reste à distance. À la différence qu’ici, la focalisation consiste à prendre l’objet à l’intérieur et à s’y identifier. Le clivage primordial n’implique donc pas nécessairement en tant que telle une falsification. Comme le dit Klein, cela permet au moi de préserver son identité tout comme le sentiment d’être bon. Cela lui permet de construire la confiance, de continuer à exister durant les périodes de séparation, de perte et de frustration et d’avoir la certitude que le bon reviendra. C’est ce que permet la gratitude en tant qu’elle est aussi une forme de mémoire. (Voir aussi O’Shaughnessy, 2008).

 

Contenir comme faveur de vérité

 

L’un des développements les plus importants de la pensée de Klein est la conception de Wilfred Bion sur le fait de contenir et d’être contenu. Il est intéressant de voir comment cette conception correspond à la conception générale de la gratitude. Imaginons la scène paradigmatique : le nourrisson angoissé, affamé, esseulé et effrayé, hurle et projette à l’extérieur toutes ces émotions négatives. Fantasmatiquement il les place à l’intérieur de sa mère. Au lieu de crier à son tour ou de devenir folle de rage, la mère aimante contient ces sentiments et les transforme en pensées et en réconfort. « Ne t’inquiète pas mon chéri, tu as seulement faim, tout va bien aller, viens ici… ». Ainsi le nourrisson est rassasié par « la bonne nourriture » et enveloppé des odeurs et des sensations d’une mère bienveillante, aimante et apaisée. Fondamentalement, il s’agit d’une élaboration de la scène kleinienne du nourrisson et de la mère mais dans ce cas, l’accent est mis sur les pouvoirs trans- formateurs du fait de donner un sens à l’expérience. Comme le dit Ronald Britton :

… de cette façon, quelque chose qui, chez le nourrisson, était quasi-sensoriel et somatique est transformé́ par la mère en quelque chose de mental qui peut être traduit en pensées ou mémorisé. (1992, p. 105, souligné par l’auteur)

Cette transformation permet précisément un changement dans la forme de l’activité mentale. Mais il y a aussi un changement de contenu : la signification donnée est alors un compte rendu authentique de la façon dont les choses sont, à la fois pour le nourrisson mais aussi pour le monde. Le fait qu’elle soit offerte avec amour, pour le bien de l’enfant, en fait une faveur au sens d’Aristote − une réponse à l’apparition d’un besoin dans l’enfance mais qui s’étend ensuite à l’infini à travers le besoin humain de comprendre.
Du point de vue de Bion, cette expression infantile de gratitude − une acceptation calme et aimante d’une nourriture qui contient − fait partie des formes les plus primitives de pensée. Comme l’explique Edna O’Shaughnessy :

Cette première forme de pensée s’efforce, avant tout, de découvrir les qualités psychiques de l’expérience. Elle surgit au départ d’événements émotionnels précoces et son avènement s’avère décisif pour l’établissement − ou non − de la capacité de penser chez l’enfant? La théorie de Bion, qui implique de manière intéressante que la connaissance psychologique du monde précède la connaissance physique, constitue une nouvelle conception de la pensée comme l’un des liens fondamen- taux entre les êtres humains, un lien fondamental pour la formation et le fonctionnement d’un esprit sain… Mais Bion ne parle pas d’un processus mental abstrait? Il envisage la pensée en tant que lien humain – comme une tentative de com- prendre, de saisir la réalité́, d’appréhender la nature, soi-même et autrui, etc? La pensée est une expérience émotionnelle qui tend vers la connaissance de soi ou de l’autre. (1988, p. 181)

La gratitude est la forme de « pensée » qui correspond à cette activité « contenante ».
Il s’agit de la reconnaissance émotionnelle et de l’affirmation que donner sens et comprendre véritablement ce qui nous arrive (condition essentielle à notre épanouissement) dérivent et dépendent des bienfaits qui nous sont accordés.

 

Refus de la gratitude

 

Je voudrais maintenant examiner le refus de gratitude dans la vie de tous les jours. Klein, Bion et d’autres nous ont aidés à reconnaître et à comprendre les attaques envieuses et les attaques aux liens, et je ne vais pas les résumer ici. Je veux plutôt examiner la dynamique inconsciente des névroses qui nous sont familières, et ce, à travers le prisme de la gratitude et de son refus. Permettez-moi donc de revenir sur deux cas que je vois à présent différemment que lorsque je les ai abordés pour la première fois.

Mme A est venue en analyse afin de chercher de l’aide par rapport à sa vie intime. Au fil du temps, j’en suis venu à la percevoir comme l’habitante d’un monde décevant (Lear, 2017, 18-29). C’était comme si un sort l’avait frappée : « La vie sera décevante ! » Les déceptions de la vie réelle étaient mises en avant, magnifiées et réévoquées inlassablement? Et même les succès étaient transformés en décep- tions : par exemple, sa promotion au travail n’avait pas été vraiment voulue par son patron, la personne qui l’avait invitée à dîner n’avait, en réalité, rien de mieux à faire, et ainsi de suite. C’est comme s’il y avait un a priori imaginaire qui façonnait son inconscient et sa pensée consciente8.

Freud a dit que l’inconscient était intemporel et je pense que ce qu’il voulait dire, c’est qu’il est toujours prêt à interpréter les événements selon un registre particulier et ici sous le spectre de la déception. Dans la terminologie aristotélicienne, la structure névrotique − que la vie sera décevante – fonctionne comme une cause formelle? Elle prête forme à ce qui se passe? Du point de vue conscient, il s’agit de déceptions qui se produisent l’une après l’autre, certaines dans l’enfance, d’autres à l’adolescence, d’autres à l’âge adulte, mais inconsciemment, il s’agit d’un destin intemporel de répétition névrotique. Freud a également dit que l’inconscient était « exempt de contradiction ». Cela ne signifie pas que les contradictions n’abondent pas dans l’esprit de Mme A (lorsqu’elle croit, par exemple qu’un événement est à la fois décevant et non décevant). Cela signifie plutôt que tous les éléments suscep- tibles de remettre en question les expériences décevantes perdent de leur importance. Dès lors Mme A n’est jamais amenée à revoir son expérience.
Bien sûr, la situation analytique est en soi un terrain fertile pour expérimenter la déception. Le simple fait de se confronter aux limites de la technique analytique, quelles qu’elles soient, en fournit des occasions. Dans le transfert également, l’imagination se chargera d’élaborer et d’alimenter la déception. L’expérience contraire − à savoir la prise en compte de la raison d’être du cadre – ne parviendra pas à devenir réellement opérante.
Pourquoi quelqu’un choisirait-il de vivre une vie faite de déceptions. Bien sûr Il ne s’agit pas d’un choix conscient ; mais il y a une certaine logique à ce qu’une telle vie soit choisie inconsciemment, car elle entretient un sentiment infantile de toute- puissance. Dans le domaine conscient, Mme A est déçue encore et encore; mais inconsciemment, personne ne peut jamais décevoir Mme A parce qu’elle arrive la première et qu’elle se déçoit elle-même? Sans compter que dans un monde décevant, Mme A se protège de tout sentiment de gratitude? En effet, aucune expérience ne devra être prise en compte comme une faveur (kháris) : il sera exclu a priori que quoi que ce soit puisse être considéré comme un bienfait venant d’un autre qui aura fait preuve de sensibilité et de prévenance et ce uniquement pour le bien de la des- tinataire et sans conditions.
Mme A évite de cette façon toute expérience douloureuse qui l’obligerait à reconnaître qu’elle a des besoins9. La gratitude est une acceptation reconnaissante de sa propre finitude, et c’est précisément ce que l’omnipotence exclut. Et donc, comme dans le cas de Mme A, toute insistance sur la déception peut se transformer en attaque envieuse contre l’expression de la bonne volonté.

Examinons deux moments du transfert qui peuvent sembler plutôt bénins et qui parleront à de nombreux analystes. Mme A disait souvent que je devais m’ennuyer en l’écoutant. Elle s’en voulait : elle n’avait rien à dire, rien ne lui venait à l’esprit, ses problèmes étaient si insignifiants et répétitifs. Elle me disait : « Vous devez lever les yeux au ciel d’ennui ». Maintenant que je réfléchis à la gratitude, je vois quelque chose qui ne m’était pas apparu à l’époque : à savoir qu’en me considérant comme quelqu’un qui s’ennuie, Mme A pouvait exclure de me voir comme quelqu’un qui souhaiterait lui offrir quelque chose pour son propre bien. Les personnes qui s’en- nuient n’accordent pas de « faveurs », elles attendent plutôt d›en finir. Elles peuvent même accorder ce qui semble une faveur, non pas par générosité, mais pour en finir avec cette situation. De cette manière, les occasions de gratitude ne peuvent pas se présenter. Mme A s’est ainsi épargné la reconnaissance de sa finitude qu’exigerait la gratitude.

Comme deuxième exemple, je voudrais revenir à M. B, un universitaire brillant qui m’a demandé une analyse en disant qu’il avait l’impression de vivre sa vie « à distance », d’être émotionnellement distant de lui-même. Au fil du temps, j’en suis venu à considérer qu’il vivait dans un monde de frustration et de ressentiment (Lear, 2019a). Il disait ne pas pouvoir s’empêcher de se comparer à des collègues qui, selon lui, « s’en sortaient ». Dans le transfert, la frustration de M? B à mon égard était due au fait qu’il voulait que je sois un coach de vie. Il voulait que je lui donne des conseils professionnels sur la meilleure façon de vivre? À l’époque, j’avais interprété cela comme la manifestation d’un transfert paternel, l’expression d’un désir d’avoir le père qu’il n’avait jamais eu, celui qui lui transmettrait le « secret » paternel sur la façon d’être un homme. « Officiellement », il savait que l’analyse n’avait pas cette fonction et il le dit à plusieurs reprises? En réalité cela lui donnait l’occasion de se sentir continuellement frustré, sans pour autant devoir se l’avouer. Dans le même temps, il restait à l’écoute des petits indices que je pouvais lui donner sur ce que je pensais vraiment? Il les interprétait comme des conseils donnés sous le manteau et pouvait donc les vivre comme non satisfaisants? Bien que cette interprétation du transfert soit correcte, je voudrais à présent y ajouter un nouveau volet? Prenons le cas du souhait transférentiel de voir son analyste devenir son coach de vie et lui donner des conseils ordinaires sur la façon de vivre? Cette situation comprend l’équation : «ou bien, ou bien ». Soit le souhait est exaucé, auquel cas nous nous retrouvons dans l’économie sociale ordinaire de la réciprocité (du service rendu et du paiement reçu). Dans cette situation, Il n’y a pas de place pour la gratitude, car il n’y a pas de place pour la transcendance. Il peut y avoir de bons sentiments de part et d’autre, mais toute la scène est structurée par le fait que le coach de vie est payé pour ses conseils? Ou alors le souhait n’est pas satisfait et il est permis de se concentrer essentiellement sur la frustration, annulant ainsi la possibilité de reconnaître ce moment comme une manifestation de gratitude? Bien entendu, le but de la technique psychanalytique est de dissiper ou de dénoncer le leurre de cette dichotomie.

On peut donc voir comment, dans le transfert, M. B se voue à un monde frustrant, ce qui contribue à diminuer toute occasion de ressentir de la gratitude. Le désir transférentiel d’un coach de vie fonctionne comme un refus. Ainsi, M. B se protège de tout sentiment d’avoir à se sentir reconnaissant de ce que l’autre peut lui donner? Il se sent au contraire déçu, frustré et négligé par autrui.
D’une manière générale, nous pouvons maintenant observer comment les formes familières de la vie névrotique fonctionnent de manière à éviter les manifestations et les sentiments de gratitude. En arrière-plan, il est possible d’y voir une tentative de protéger un sentiment primitif et inchoatif de toute-puissance.

 

Comment les émotions façonnent inconsciemment notre perception du monde

 

Ainsi, les défis à la gratitude peuvent venir de l’intérieur, mais ils se présentent souvent comme venant de l’extérieur. Une personne qui vit dans un monde décevant estime que c’est à juste titre qu’elle est déçue. Elle se considère comme la victime des déceptions de la vie réelle? Telle est la dure condition humaine : en développant notre capacité à juger de notre situation et donc à choisir la réponse émotionnelle appropriée, les émotions sont déjà en train de façonner (et souvent de déformer) cette capacité.

Ce problème a beaucoup préoccupé Aristote :

Les choses n’apparaissent pas de la même manière à ceux qui aiment et à ceux qui haïssent, ni à ceux qui sont en colère ou à ceux qui sont dans de bonnes disposi- tions… Pour celui qui aime, la personne sur laquelle il porte son jugement ne cause aucun tort ou si peu, mais pour celui qui hait, c’est le contraire… (1959/2018, 1377b30-1378a4).

La réflexion la plus détaillée d’Aristote sur les émotions − y compris la gratitude ne se trouve pas dans un texte de psychologie humaine, mais dans la Rhétorique, dont le thème central est l’art de persuader dans la vie publique? Les jurés, les juges et les législateurs ont la responsabilité, vis-à-vis de la société et d’eux-mêmes, de rétablir la vérité à travers leurs jugements? Dans la démocratie de l’Athènes antique, ces tâches étaient largement imparties aux citoyens qui les exerçaient constam- ment? Il était donc politiquement important que le jugement ne soit pas obscurci par l’émotion.

C’est ce que dit Aristote :

Il ne faut pas fausser (le jugement du juré) en suscitant chez lui la colère, la crainte ou la pitié, car ce serait comme si quelqu’un qui allait se servir d’une règle (ou : règle droite, kanôn) la tordait..(1959/2018, 1354a, 23-26)

Mais le travail de juré est un microcosme de ce que nous faisons tout le temps en tant qu’« animaux sociaux »: porter un jugement sur le comportement des autres (et de nous-mêmes). Aristote s’intéresse à la manière dont les émotions peuvent, sans que nous nous en rendions compte, entraver nos efforts conscients pour comprendre ce qui se passe? En faisant l’analogie avec une personne qui s’apprête à utiliser une règle et qui la tord, il évoque un triple problème :

- la personne se trompe de mesure : elle introduit une courbe alors qu’une me- sure droite est nécessaire ;

- la personne n’a pas conscience de se tromper : elle considère que la mesure est correcte ;

- l’échec de la mesure est omniprésent : chaque fois que la mesure est utilisée, elle est erronée?

Donc, si le jugement d’une personne est faussé par la colère, elle crée en fait un monde d’éléments mal pris en compte et non reconnus comme tels. Bien entendu, l’image de la règle est une extériorisation d’un problème qui est en réalité interne : à savoir que la colère d’une personne peut fausser sa capacité à évaluer une situation. Supposons donc que X ait été accusé d’un crime pour avoir fait a, b et c et envisa- geons ces deux lignes de raisonnement :

 


Le syllogisme de la colère

Le syllogisme amoureux

a est un pot-de-vin, offert par X

a est un acte de générosité, une faveur

X serait capable de faire b

X ne ferait jamais b

C’est mal de faire c : si ce n’est pas consi- déré comme un crime, ce devrait l’être

c n’est pas un crime, alors pourquoi en parler

Par conséquent : X est coupable !

Par conséquent : X est innocent !

 

Il est clair que les émotions influencent la formulation de chaque étape du raisonnement. Remarquez cependant ce qui n’est pas présent : dans le syllogisme de la colère, il n’y a pas de prémisse « Je suis en colère contre X», de même dans le syllogisme de l’amour, « X est mon ami » n’apparaît pas. Et il y a de bonnes raisons à cela. En me prononçant sur la question, je suis persuadé de réfléchir raisonna- blement à la question, or la colère ne constitue pas une raison en soi. « X a-t-il ou non commis le crime . » Ce n’est qu’après avoir raisonnablement déterminé qu’il a commis le crime que j’ai une raison d’être en colère contre lui à ce sujet. Et si je suis déjà en colère contre lui pour autre chose, cela ne devrait, normalement pas influencer le fait de déterminer s’il a ou non commis ce crime. Ainsi, le fait que « je suis en colère contre X » est raisonnablement exclu des tentatives conscientes de la réflexion. Pourtant, c’est le contraire, la colère est omniprésente dans la réflexion. La colère ne façonne pas seulement la façon dont je vois les événements, elle influence le flux de ma pensée (mon sentiment qu’il est légitime qu’à partir de ces prémisses, il découle que X est coupable. On peut donc dire dans ce cas que je pense avec colère? Ma colère se manifeste dans mon raisonnement, mais elle n’est pas exprimée de manière explicite10.
Il ne s’agit pas nécessairement d’un refoulement. Au sein de la structure de la pensée colérique, le penseur colérique tend à s’éloigner de la pensée consciente : « Je suis en colère ». Il ne s’agit pas non plus d’une pensée interdite. La manière dont cette pensée pourrait naturellement remonter à la surface serait celle d’une minimisation : « Je suis en colère contre X, mais cela ne m’empêche pas de raisonner clairement ». Si par hasard, je suis conscient de ma colère, je me rassure automati- quement en me disant qu’elle n’a pas d’influence sur ma pensée. Car si je pense que la colère fausse mon jugement, cela remet en cause mon propre sentiment d’avoir les idées claires et mon raisonnement lui-même commence à s’effondrer11.

Des considérations similaires s’appliquent au syllogisme amoureux. Les émotions profondes influencent automatiquement le raisonnement mais ne sont nulle part exprimées. Elles influencent le raisonnement sans apparaître consciem- ment au cours des étapes nécessaires à la délibération.
Cette structure de base est valable même lorsque notre vision émotionnelle est saine et équilibrée. Nos émotions influencent notre vision des choses et tout raison- nement comprend une part émotionnelle. Aristote pensait certainement qu’il y avait des occasions où il était juste de se mettre en colère? Mais les personnes en bonne santé psychique, à l’écoute des injustices de leur monde, prendraient la juste mesure du déroulement d’événements préoccupants.
C’est-à-dire qu’ils penseraient eux aussi avec colère. Mais leur « règle » serait droite. Même en colère, ils parviendraient à faire preuve de discernement12. On peut donc penser que l’étude d’Aristote sur les émotions est une première exploration du fonctionnement du transfert dans un contexte public. Bien sûr, depuis Freud, nous avons beaucoup appris sur le fonctionnement mental inconscient et les théories psychanalytiques à propos du transfert sont beaucoup plus profondes, plus subtiles et plus étendues que tout ce qu’Aristote a pu découvrir. Sans compter que la psy- chanalyse est fondamentalement un événement privé. Toutefois, on peut considérer que tous les analysants sont en quelque sorte des jurés13. Ils sont occupés à juger, tout au long de l’analyse, de la qualité du travail de l’analyste, de l’adéquation entre eux deux, de la qualité de leur propre travail analytique et, globalement, du bon ou du mauvais déroulement de l’analyse. Des recherches importantes ont déjà été effectuées sur la façon dont les analysants de nature envieuse, interprètent les événements de façon à se libérer de toute possibilité de reconnaître un acte de géné- rosité (voir Feldman, 1989, 1997 ; Joseph, 1989 ; Spillius, 1992, 1993).
Mais dans cet essai, je souhaite envisager les choses d’un autre point de vue? En tant que psychanalystes, nous sommes tous juges de la psychanalyse elle­même. L’enjeu n’est pas seulement de savoir si les revendications de la psychanalyse sont vraies, mais si la psychanalyse en tant que pratique et profession est à la hauteur de ses propres idéaux. Par exemple : la psychanalyse elle-même minimise-t-elle les occasions de gratitude .

 

La psychanalyse, un métier impossible

 

Une profession, se définit habituellement comme une structure sociale pourvue d’experts qui rendent des services en échange d’une rémunération? Par ailleurs il est évident que nous pouvons utiliser le mot « gratitude » de différentes manières. Il y aurait donc différentes manières pour un analysant de « ressentir de la gratitude » envers son analyste. Mais, si nous envisageons la compréhension sociale d’une profession et si nous acceptons en outre que la psychanalyse est une profession, il semblerait, par ailleurs, que la psychanalyse soit elle-même structurée de manière à diminuer toute occasion de ressentir de la gratitude. En effet, dans le sens parti- culier où nous l’avons envisagée, la gratitude exige un bienfait pour le bénéficiaire, sans attente de quoi que ce soit en retour. En résumé, le problème est le suivant : la psychanalyse se place dans une position intenable si elle affirme que la gratitude est essentielle à notre épanouissement tout en s’organisant de manière telle à empêcher la gratitude de surgir.
Le psychanalyste Ronald Britton a dit de l’une de ses patientes que ce qu’elle attendait de lui était un sanctuaire sacré et pourvoyeur de sens (1992, p. 103). Il s’agit là d’une vérité importante concernant la situation psychanalytique en général mais j’y ajouterais deux autres choses. Non seulement sa patiente voulait un sanc- tuaire sacré et pourvoyeur de sens mais elle voulait que ce soit lui spécifiquement qui remplisse ces deux conditions et ce uniquement pour son bien, et sans condition. Ce désir a sans aucun doute des racines infantiles qui doivent être mieux comprises mais Klein en faisant l’éloge de la gratitude dit que le désir de l’analysant est plus qu’un souhait infantile qui doit être liquidé. L’analysante a une juste appréciation de ses besoins? En effet elle souhaite être dans une relation où la gratitude serait la réponse appropriée? Peut-être s’agira-t-il d’une répétition d’anciennes expériences de gratitude, aujourd’hui perdues, ou peut-être s’agira-t-il d’une réparation car ces expériences n’ont jamais pu avoir lieu.
Il est évident que les analystes doivent être payés d’une manière ou d’une autre, qu’il est important que les analysants reconnaissent les aspects de la réalité de cette situation avec tout ce que cela implique. Cependant, pour que la relation analytique s’épanouisse, il faut quelque chose qui transcende l’économie de service normale d’une profession? Il s’agit d’un problème important qui a tendance à être ignoré. En effet, beaucoup de choses dans nos organisations professionnelles, ainsi que les exigences de l’État en matière de législation de la profession, renforcent l’image de la psychanalyse en tant qu’expertise offerte au sein d’une économie de services. Il y a donc un grand risque de se perdre dans une image déformée de soi.
Je ne pense pas qu’il existe une solution simple à ce problème et je suppose qu’il y a, face à cette question, différentes approches tout à fait satisfaisantes, mais le défi global reste le suivant : créer une relation analytique dans laquelle la gratitude serait une réponse appropriée? Dans mon cas, les mots de Hans Loewald continuent de résonner dans ma mémoire après que je les ai découverts il y a de ça des décennies :

Il faut également dire que l’amour de la vérité n’en est pas moins une passion qui désire avant toute chose la vérité plutôt qu’une tout autre fin moins élevée. Dans notre domaine, l’amour de la vérité ne peut être isolé de la passion pour la vérité envers nous-mêmes et la vérité dans les relations humaines? Dans notre travail, il faut avouer que dans nos moments d’analyse les plus puissants, objectifs et dépassionnés, nous aimons notre objet, le patient, plus qu’à tout autre moment et que nous sommes complètement passionnés par son être tout entier. (1980, p. 297)

Loewald dit donc que notre passion pour la vérité nous conduit à pratiquer une analyse qui se veut dépassionnée mais qui contient elle-même l’amour et la passion pour nos analysants. Ce trio inhabituel « passion-détachement-dévotion » ne trouve pas sa place dans l’économie habituelle des professions. L’engagement pour la vérité est fondé sur l’amour, et l’amour n’est pas à vendre? D’après la lecture que j’en fais, Loewald, plus qu’énoncer les faits, lance un appel à son lecteur : transformer l’image que l’on se fait de la profession en une notion personnelle de ce que l’on fait − dans le sens de s’impliquer dans une manière propre de vivre les choses, d’exprimer ce que cela signifie réellement pour soi d’offrir la vérité, le sens et la compréhension et ce, dans un environnement sûr pour le bien de l’analysant et sans condition.

 

Melanie Klein et Karl Abraham

 

Pour conclure, revenons à notre point de départ où Melanie Klein exprime sa gratitude dans la dédicace de son livre La psychanalyse des enfants? Dans la préface, elle explique :

J’ai eu le bonheur de trouver en Karl Abraham, un second maître qui avait le don d’éveiller chez ses élèves la vocation psychanalytique. Il estimait que chaque analyste était responsable de l’avancement de la psychanalyse par la qualité de son travail, la valeur de son caractère et son niveau scientifique. Cet idéal élevé m’était présent à l’esprit lorsque, en écrivant cet ouvrage de psychanalyse, j’ai voulu rendre à cette science une partie de tout ce que je lui dois. Abraham se rendit parfaitement compte des grandes ressources pratiques et théoriques de l’analyse des enfants. Jamais je n’oublierai les paroles qu’il prononça en 1924 à Würzburg, au 1er Congrès allemand des psychanalystes infantiles : « L’avenir de la psychanalyse est dans l’analyse par le jeu. » En étudiant le psychisme du jeune enfant, certains faits me parurent au premier abord surprenants ; je n’en continuai pas moins mes recherches grâce à la confiance que leur témoignait Abraham. Mes conclusions théoriques sont un prolongement naturel de ses propres découvertes, comme j’espère le démontrer dans les pages qu’on lira. (Klein, 2009, c’est l’auteur qui souligne.)

Klein dit qu’en écrivant ce livre, elle a « essayé de rembourser une partie de la grande dette qu’elle se sentait devoir », mais cette dette est différente des économies normales de don et de réciprocité. Pour elle, sa dette n’était pas envers Abraham, mais envers la psychanalyse? En ce sens, Abraham représente un exemple parfait : sa personne était capable d’inspirer ses étudiants mais, et c’est important de le souligner, «indépendamment» de lui-même. Dès lors, Klein a pu intérioriser la psychanalyse mais aussi s’identifier en tant que psychanalyste. Klein exprime donc sa gratitude à Abraham en devenant elle-même.
Dans un contexte plus large, cette dynamique besoin-faveur-gratitude gravite autour de la question du sens. Dans la vie humaine, il y a un besoin préalable, omniprésent de donner du sens ; ce besoin qui, chez Abraham et Klein, prend une déter- mination particulière qui est la création de sens à travers l’activité psychanalytique :

 

(Klein)

(Abraham)

(Klein)

(Klein/Abraham)

Besoin primaire

Réponse 1 : «faveur»

Réponse 2

Développement

Sens

Sens

Gratitude

Création de sens

Psychanalyse

Psychanalyse

Gratitude

Psychanalyse

 

La psychanalyse est ce qui a servi leur quête de vérité, de sens et de compréhesion. Je considère la contribution de Klein comme authentique dans le sens où, en menant une vie psychanalytique, elle a assumé la responsabilité de la manière dont la psychanalyse devrait être pensée et pratiquée. C’est précisément parce qu’elle a suivi sa propre voie que l’on peut considérer l’ensemble de sa vie professionnelle comme l’expression et la manifestation de sa gratitude. Elle reconnaît en effet que la réponse appropriée à une faveur (kháris) est de s’épanouir soi-même, et en tant que soi-même? Et donc, que s’est-il passé dans l’arc de ces vingt-cinq années qui commence avec l’expression par Klein de sa gratitude envers Abraham et qui culmine lorsqu’elle désigne la gratitude comme paradigme de l’épanouissement humain ? Peut-être, en fait, est-elle parvenue simplement à appréhender la vie dans son ensemble. En réalité, peut-être que Klein offre à ses lecteurs une réponse à une question préalable : Qu’est­ce qui permet à chacun de s’épanouir, de manière individuelle. En fin de compte, que son texte soit considéré comme une simple contribution théorique ou qu’il nous soit offert comme une « faveur », il nous appartient d’en sentir le bénéfice pour nous-même et sans condition.

 

 

NOTES

1. (2024). Gratitude, freedom and refusal. Int. J. Psychoanal., 105/2, 127-141. Trad. par Muriel Rozenberg, relu par Maria Odone.

2. Une version antérieure de cet article a été présentée lors de la conférence Karl Abraham à l’Institut psychanalytique de Berlin (11 juin 2023).

3. En allemand : « DEM ANDENKEN/ Karl Abrahams/ IN DANKBARKEIT UND/ VEREHRUNG GEWIDMET » (Klein, 1932a, 1932b, 1980).

4. Cet article développe des idées que j’ai commencé à élaborer dans ImaginingtheEnd:Mourningand Ethical Life, mais ici avec une orientation plus spécifiquement psychanalytique. Si vous souhaitez en savoir plus sur les liens entre la conception de l’éthique chez Ludwig Wittgenstein, la gratitude que quelque chose existe plutôt que rien, et la gratitude comme source d’une impulsion religieuse, voir Lear (2022, 119-144).

5. Dans d’autres circonstances, « kháris » est utilisé plus généralement pour signifier la faveur au sens large ; ici, Aristote lui donne un sens particulier. Voir Kostan (2006, 156-168).

6. Bien entendu, une certaine indétermination imprègne nécessairement l ’expérience. L’expérience in- fantile de la gratitude est préverbale et, comme Klein le reconnaît, nos formulations verbales apportent nécessairement plus de conceptualisation et donc d’articulation qu’il n’y en a.

7. Je garderai pour un autre article, l’analyse de la gratitude inauthentique, des imitations défensives de la gratitude et des simulacres inconscients. Cet article se limite à explorer les effets de la gratitude authentique.
Nous espérons ainsi ouvrir la voie à des diagnostics différentiels plus précis.

8. Pour une discussion plus approfondie sur l’inconscient en tant qu’a priori imaginatif, voir Lear (2019a, 2019b).

9? Herbert Rosenfeld a montré comment, chez les patients narcissiques, le sentiment d’omnipotence permet de se défendre contre les expériences douloureuses d’envie (1964). Il affirme également que, chez un patient narcissique, le sentiment de toute-puissance peut servir de défense contre un désir de mort (1971)? Il s’agit d’un fonctionnement en tout ou rien : si le patient narcissique n’est pas à l’origine de sa propre existence, il préférerait ne pas vivre. Ces informations importantes soulèvent d’autres questions sur la psychodynamique de la triade envie-omnipotence-gratitude? Par exemple, comment cette dynamique persiste-t-elle chez des patients moins organisés sur le plan narcissique ? En existe-t-il des vestiges. Ou assiste-t-on là à des reconfigurations significatives ? Pour les besoins de cet article, je me limite à l’idée plus simple que le sentiment de toute-puissance sert de défense contre la prise en compte de la dépendance.

10. Il existe une analogie entre le raisonnement pratique influencé par l’émotion et les déductions habi- tuelles logiques. Dodgson (1895) (= Lewis Carroll) a montré : Dans l’inférence – P/ Si P, alors Q/ donc : Q – il n’y a pas de prémisse supplémentaire « Si P, et Si P, alors Q, alors Q ». C’est ce qu’il faut pour que l’inférence se déroule logiquement.

11. Je ne considère ici que le cas où la personne qui raisonne essaie sincèrement de réfléchir. Il s’agit d’unesituation différente si le raisonneur est tellement en colère qu’il devient cynique et pense : « J’inventerai n’importe quelle histoire pourvu que je puisse me venger ! »

12. Il n’est donc pas possible de dire, en considérant simplement le syllogisme motivé par la colère, si dans le cas présent la pensée est faussée ou non. Il n’existe pas de « point d’Archimède », de point d’appui pour déterminer si l’on pense bien ou pas.

13. Tout comme les analystes d’ailleurs mais je ne rentrerai pas dans ce débat.

 

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